Un historien m’a jadis assure qu’il serait possible d’ecrire un petit traite de l’esprit public en examinant quels ont ete au cours des siecles nos adjectifs a la mode.
Chaque epoque, comme cette dernii?re a ses costumes, a ses epithetes : c’est sa maniere d’habiller et de coiffer les remarques ou nos sentiments
Tout le monde vais garder le souvenir de ces enumerations malicieuses dont s’est servi Alfred de Musset, il y cent annees, au sein des Lettres de Dupuis et Cotonet, Afin de se moquer du devergondage verbal du siecle et pour decrire des ravages que dechaina dans la ville de La Ferte-sous-Jouarre l’arrivee de ces termes nouveaux : le rationnel, le stupefie, l’humanitaire, le pittoresque, l’extatique, l’etoile, le pyramidal et le tourbillonnant. Moins abondant, le XVIII e siecle, au temps des lumieres, avait service le sensible et le vertueux, qui lui ont fera cortege sans broncher jusque sous la Terreur. Le grand siecle, c’est le XVII e que j’ai envie dire, libere des Precieuses, attentif a ce qui est reel et exact, ne sentit nullement le besoin de tant de recherches. Parlant de Corneille, Tallemant ecrit simplement qu’on lui doit de bonnes comedies. Et Louis XIV, pour faire l’eloge du plus illustre de les poetes tragiques, se contente de dire : « Racine a bien de l’esprit. » Seul 1 auteur modeste serait aujourd’hui satisfait des formules ayant une si noble mesure. Mais chez quel editeur le secretaire charge d’une publicite jugerait-il suffisante une telle maniere d’admirer ?
Nous sommes a l’age de l’hyperbole. La fortune eclatante du mot « formidable » manifeste les penchants. Ce terme magique, qui a renonce a sa mission naturelle, laquelle etait d’exprimer la crainte, evoque desormais toutes les varietes de frissons. Cela sert a toutes fins. Il semble bon pour l’amour comme pour la haine, Afin de la hausse tel Afin de la baisse, Afin de la Societe des nations tel pour nos cuirasses, pour nos depenses, comme pour des economies. On l’applique indifferemment a une musique negre et a une maison de vingt etages, a un chapeau et a un ministre. Si nous n’avons toujours pas l’ecole unique, nous avons deja l’adjectif unique. Mes optimistes se rejouissent en pensant que c’est une simplification. Mes pessimistes s’affligent en songeant que c’est votre appauvrissement.
A sa verite, il y a des equivalents, qui n’ont gui?re la aussi generalite.
Ce paraissent comme les provinces de l’empire du formidable. Depuis l’europeen, qui ne designe guere qu’une banlieue un peu etendue, ou un esprit n’ayant pas encore retourne bien son developpement. Ils font le mondial, qui est reserve aux financiers et aux difficultes economiques. On voit le planetaire qui convient aux penseurs. Ils font le sublime specialement affecte aux ?uvres des debutants. Il existe le definitif qui est le privilege des entrevues lacustres et des reglements diplomatiques. On voit le sensationnel qui est destine a toutes les propos des tribuns et a toutes les telegrammes. Sur la route sinueuse de les destinees, on ne voit desormais que des ecriteaux annoncant des tournants historiques.
L’origine de ces usages nouveaux demeure obscure. Elle fait partie des mysteres contemporaines. Cette incertitude ajoute a la toute-puissance des mots en faveur. On ne saura pas l’auteur anonyme qui a lance via des contemporains votre nuee d’adjectifs. Cela s’ignore peut-etre lui-meme. Notre litterature du reste parait tout a fait innocente de ces fantaisies. Elle reste faite concernant le divertissement des honnetes chefs d’entreprise. N’exercant jamais d’autorite souveraine sur l’esprit public, elle ne pourra etre chargee de l’integralite des responsabilites. Habituellement, les auteurs font sentir leur influence concernant ceux qui ecrivent, non sur ceux qui parlent. L’art d’la prose, tel qu’il se presente chez un ecrivain qui compte, est quelque chose d’individuel et d’inimitable. Il ravit le lecteur ; il ne penetre nullement le langage usuel et pratique. Di?s que Rabelais fait sonner comme une joyeuse et puissante volee de cloches le vocabulaire etourdissant, il cede a le amour une vie, a l’exuberance de son naturalisme, a l’ivresse de mener au milieu des mots un jeu endiable. Quand Pascal qui avait la totalite des droits a un ton mortifie, puisqu’il est a J’ai fois geometre et janseniste, ecrit nos phrases fremissantes ou eclatent sa propre fougue et sa vehemence irritee, il cree d’apres son temperament l’instrument d’une persuasion fervente qui souhaite convaincre autrui. Ce sont la des dons personnels qui n’ont aucun rapport avec les habitudes collectives. Les belles richesses verbales des maitres paraissent tel l’eclat des etoiles : elles emeuvent l’admiration et eveillent le sens d’la beaute, elles pourront guider le voyageur qui leve la tete, mais au ras du sol elles donnent peu de lumiere.
Mes ecrivains ne paraissent pas avoir plus de pouvoir sur l’usage en langue parlee di?s qu’ils vantent la rigueur et la sobriete. Mes restrictions en votre affaire ne se commandent jamais plus que les prodigalites. Il y a quelques annees Maurice Barres donna un grand modi?le d’une critique qu’un artiste exerce via lui-meme. Ce prince des verbes rares et somptueux, passe maitre en l’art de developper la valeur esthetique des mots, d’user de leurs resonnances et de leurs reflets, d’exprimer avec le rythme toute l’activite de l’ame a la surface de laquelle est le reseau net et tenu de nos conceptions claires, est alle saluer la terre de l’Hellade et, a son retour d’Athenes, il avait pris la resolution de se simplifier. « Notre deesse, dit-il, m’a donne comme tout le monde ses pelerins le degout de l’enflure dans l’art. Cela y avait premonitoire dans ma maniere d’interpreter ce que j’admirais. Je cherchais un effet, je tournais autour des trucs jusqu’a votre qu’elles parussent le fournir. Aujourd’hui j’aborde le quotidien avec environ familiarite, et je desire 321chat la voir avec des yeux aussi peu faiseurs de complexites theatrales que l’etaient les yeux grecs ». Austere lecon, retenue en general avec de jeunes ecrivains. Qui oserait dire qu’elle ait eu 1 effet sur les habitudes du langage courant ?
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